L’émotion, ce moteur de la transition

Le psychologue Marc Roethlisberger publie un guide pour des ateliers de sensibilisation réussis

Ancien économiste, Marc Roethlisberger est retourné à l’université en 2012 pour se spécialiser en psychologie clinique, puis en psychologie environnementale.

Ecologie Marc Roethlisberger a déjà fait sa transition intérieure. Ce Fribourgeois de 53 ans, ancien économiste auprès d’Orange et de l’Etat de Vaud notamment, s’est peu à peu orienté vers le développement durable, la négociation et la communication. En 2012, il a retrouvé les bancs de l’université pour se spécialiser en psychologie clinique, puis en psychologie environnementale. Aussi formateur d’adultes et consultant en management environnemental, il vient de publier Prévention des risques psychologiques lors d’ateliers de sensibilisation à l’écologie. Une plongée de 64 pages dans l’univers du «travail qui relie».

Qu’est-ce que ce «travail qui relie»?

Marc Roethlisberger: C’est une méthode axée sur les émotions et développée dès les années 1970 par l’écophilosophe américaine Joanna Macy. Elle repose sur quatre étapes. D’abord, les participants expriment leur gratitude envers la nature. Ensuite, ils vivent leur tristesse, leur peur, leur impuissance ou leur culpabilité face à la crise climatique et à la perte de la biodiversité. La troisième étape consiste à changer de regard, pour constater que nous sommes tous vulnérables, dépendants et reliés, entre êtres vivants, entre humains, entre pays et entre générations. Enfin, chaque participant définit son propre plan d’action. Comme manger moins de viande ou changer ses habitudes de mobilité. Chacun a ses critères, qu’il faut respecter.

Qu’est-ce que ces ateliers de sensibilisation à l’écologie?

Trop de gens pensent que l’écologie est une question de technologie ou d’information sur les faits scientifiques. Je suis convaincu qu’il faut d’abord un changement intérieur profond qui passe par l’exploration de nos émotions. C’est la démarche de ces ateliers, qui se développent un peu partout. Surtout avant la pandémie, j’en ai vécu une dizaine en tant que facilitateur, et autant en tant que participant. Mon livre s’adresse à ces deux publics. Il vise à éviter des problèmes que j’ai pu observer avec des collègues du réseau d’écopsychologie francophone.

Et quels sont les risques?

Un atelier peut être l’occasion, pour certains participants, d’exprimer une détresse intime, familiale, parfois sans lien direct avec l’environnement. Ce n’est pas toujours l’endroit pour déposer cela: il faut pouvoir le gérer. Beaucoup de participants passent par des étapes semblables à celles du deuil: déni, révolte, marchandage, tristesse, acceptation et redécouverte d’un nouveau sens à leur vie. Certains peuvent s’enfermer dans une de ces émotions. L’écoanxiété, en particulier, peut devenir si profonde qu’elle empêche la personne de fonctionner. Là aussi, il faut pouvoir soutenir et accompagner ces personnes. Mon livre donne aussi des outils pour fixer le cadre ou gérer des conflits potentiels.

Le profil des participants?

Des gens plutôt déjà convaincus, souvent amoureux de la nature ou «alternatifs», de gauche, la trentaine et plus, avec un bon niveau d’éducation. On voit rarement des climato-négationnistes (on ne peut plus être climato-sceptique aujourd’hui) ou des personnes rivées sur le profit ou la carrière. En fait, les résistances sont nombreuses car toutes sortes de biais cognitifs entrent en jeu.

Des exemples de ces biais?

Le biais de normalité («tout va bien et donc tout ira toujours bien») est courant, alors que les rapports scientifiques sont alarmants. La proximité joue aussi un rôle: après tous, les ours polaires sont loin de nous – et pourtant, la Suisse est particulièrement exposée à la crise climatique. Il y a aussi des personnes qui profitent et temporisent: «Tant que ce sera légal, j’irai en vacances à l’autre bout du monde.» Mais notre responsabilité, c’est aussi d’agir, en l’occurrence de soutenir ceux qui proposent des lois favorables à la transition écologique. On peut encore penser aux fatalistes, pour qui «c’est trop tard». Pourtant, des changements impensables se sont produits dans l’histoire, comme la chute du mur de Berlin.

En tant qu’économiste, pensez-vous que la transition est insurmontable?

Beaucoup d’entreprises sont déjà dans la transition. Le problème, c’est qu’il existe encore de nombreux lobbies qui pratiquent le double langage, qui applaudissent à la transition tout en s’efforçant de l’entraver en torpillant les lois ou en pratiquant le greenwashing.

Il faut aussi dépasser le débat sur la croissance et la décroissance. Si vous dites à un patron qu’il doit décroître, il ne comprendra pas. La croissance doit être qualitative, respecter l’environnement et minimiser l’empreinte écologique par une économie circulaire, durable, avec un ancrage local.

Vous misez sur l’émotion. Est-elle si bonne conseillère?

Le professeur de neurosciences et de psychologie António Damásio a montré que nous avons besoin de l’émotion pour bien raisonner. Avoir peur, éprouver de l’écoanxiété, c’est une réaction intelligente et saine, quand elle mobilise et incite à agir. Elle démontre qu’on est lucide et sensible au monde.

Vous sentez-vous proches des collapsologues?

Les données sur la démographie, la consommation du sol, les émissions de CO2, la pollution: tout démontre que cela ne pourra pas continuer. Il y aura forcément des catastrophes et beaucoup de morts. Il existe une collapsologie heureuse, qui parle de redimensionnements progressifs et non de ruptures violentes, qui promeut l’entraide et la joie de vivre. Je pense que nous devons nous faire confiance, chercher des solutions et travailler ensemble. L’être humain – la psychologie l’a montré – n’est pas un individu isolé, un électron libre. C’est une illusion d’optique. Nous sommes tous reliés. Et nous avons dix ans pour changer notre comportement et continuer à vivre sur une planète habitable.

Marc Roethlisberger, Prévention des risques psychologiques lors d’ateliers de sensibilisation à l’écologie, Editions Le souffle d’or, 64 pages. Site: marcroethlisberger.wixsite.com/livingorganisation