Jeux d’esprit sous Charlemagne

Jérôme Gavin et Philippe Genequand publient un livre sur des énigmes mathématiques médiévales

Faire traverser un fleuve à un loup, une chèvre et des choux? Cette énigme du livre est illustrée dans un psautier du XIIIe ou XIVe siècle.

Sciences «Un bœuf qui laboure toute la journée, combien de traces laisse-t-il dans le dernier sillon?» Pour résoudre cette colle, certains se mettront à dessiner, d’autres sortiront leurs plus belles équations. La réponse ne demande pourtant qu’un peu de réflexion: l’animal ne laisse aucune empreinte, puisque ses pas sont effacés par la charrue. Logique, cet instrument aratoire est généralement placé après les bovins, si on prend les choses dans le bon ordre. Ce que nous allons faire ici.

Cette devinette fait partie des Propositiones ad acuendos juvenes (Les problèmes pour aiguiser l’esprit des jeunes), une collection de 53 problèmes médiévaux retrouvés sur douze manuscrits, rédigés entre le IXe et le XVe siècle et qui titille la curiosité des scientifiques depuis longtemps. Jérôme Gavin, qui enseigne les mathématiques au Collège Voltaire à Genève, et Philippe Genequand, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Montréal, ont travaillé une dizaine d’années sur ce sujet. Ils résument leurs recherches dans Enigmes mathématiques au temps de Charlemagne, un ouvrage très documenté et ludique pour qui aime les jeux d’esprit.

Sans algèbre

C’est Jérôme Gavin qui a entraîné son comparse dans cette aventure. Alors qu’il apprenait l’algèbre à ses élèves et racontait la naissance de cet outil mathématique au IXe siècle à Bagdad, une jeune fille lui a demandé comment on résolvait les problèmes auparavant. Après avoir fait quelques recherches, le Genevois est tombé sur les Propositiones attribuées à Alcuin et écrites en latin, une langue qu’il ne maîtrisait pas. Il a donc demandé l’aide de Philippe Genequand.

Les deux hommes ont tenté de retrouver la manière dont réfléchissaient les anciens. «Nous savons qu’ils n’avaient pas les chiffres indo-arabes, donc que le calcul écrit n’existait pas. On est persuadé qu’ils utilisaient des abaques (une sorte de boulier, ndlr). Ils avaient une méthode de numération digitale, c’est-à-dire qu’ils pouvaient retenir sur leurs mains des chiffres allant jusqu’à 9999, mais ils écrivaient les résultats en chiffres romains», indique le mathématicien.

Alors comment résolvaient-ils ces problèmes de math? «Nous avons eu une intuition sur une méthode consistant à faire un essai chiffré, qui pouvait ensuite être corrigé», souligne Jérôme Gavin, qui a en parallèle creusé ce thème avec Alain Schärlig dans l’ouvrage Longtemps avant l’algèbre: La fausse position. Un système qui a perduré dans nos contrées car il faudra attendre le XIIIe siècle pour que l’algèbre atteigne l’Occident et encore 400 ans pour qu’elle ressemble à peu près à ce que nous connaissons.

Mais l’ouvrage est bien plus qu’un traité mathématique: il parle de la conception de la culture et de la science à l’époque de Charlemagne. «C’est ce qui m’a passionné comme historien. Je dis à mes étudiants depuis des dizaines d’années que notre système de répartition des sciences, que la manière dont nous apprenons et la manière dont nos écoles sont construites ne sont pas naturels. Au Moyen Age, par contraste, tout était mêlé: les sciences, les lettres et la théologie. Ce travail m’a permis d’enfin comprendre une partie de cette étrangeté et de la ressentir un peu», constate Philippe Genequand. Et Jérôme Gavin d’ajouter: «Cette interdisciplinarité est inspirante pour le monde d’aujourd’hui.»

«Eveiller la curiosité»

Le IXe siècle est un moment charnière, avec une disparition du latin au profit des langues vernaculaires et un Orient plus éclairé que l’Occident. «Charlemagne se pose des questions fondamentales, ce qui a une résonance avec aujourd’hui: est-ce qu’on continue à faire semblant ou fait-on le deuil de cette illusion pour essayer d’aller vers autre chose? Cette idée de donner un savoir plus accessible à plus de monde, qui se voit à travers ce texte, est passionnante», s’enthousiasme le mathématicien.

Selon les deux hommes, ces Propositiones n’étaient pas destinés à une formation «scolaire» comme on pourrait l’entendre aujourd’hui, mais s’inscrivaient dans le cadre de la production culturelle de la cour carolingienne. «Plus généralement, elles servaient à éveiller la curiosité, à donner envie de se poser des questions. C’est le carburant préalable de l’accès à la connaissance», note Jérôme Gavin.

Jérôme Gavin/Philippe Genequand, Enigmes mathématiques au temps de Charlemagne, Ed. EPFL Press, 220 pp.