Vivre la vraieliberté

Le philosophe et écrivain Alexandre Jollien appelle à davantage de solidarité pour faire face à la période difficile que le monde traverse actuellement. Et il encourage à se libérer des attentes et des préjugés

«Le Covid a certes révélé l’individualisme qui replie les êtres sur eux-mêmes, mais aussi beaucoup de générosité», observe le philosophe et écrivain Alexandre Jollien.

Espoirs Un sourire, une excuse pour un retard qu’il n’a pas, un regard doux et rieur: le philosophe et écrivain Alexandre Jollien s’installe à la table d’un sympathique café sur les hauts de Lausanne. La Liberté l’a rencontré il y a quelques jours, afin de prendre un peu de recul en sa compagnie sur cette année 2021 difficile et sur les défis qui s’annoncent. Au menu: quelle liberté et quel(s) espoir(s) en cette période?

Comment vivre la liberté en pleine pandémie, avec toutes les restrictions que cette situation impose?

Alexandre Jollien: Cela peut paraître un peu cliché, mais la liberté, c’est quelque chose qui se vit à l’intérieur. Nous sommes invités à nous délivrer des passions tristes, des préjugés, de l’amertume, du ressentiment, des attentes et des peurs. Souvent, on oppose la liberté aux contraintes. Pourtant, ces dernières peuvent nous rendre libres. Dans un jeu d’échecs, il y a des règles, on ne peut pas faire tout ce qui nous chante. Et pourtant, malgré ces contraintes, il existe une liberté de créer. L’abbé Lacordaire disait: «Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit». Si les règles sont justes et solidaires, elles peuvent nous affranchir d’une subjectivité débridée.

Il faut donc faire avec les contraintes…

C’est en effet un défi que de vivre notre liberté civique, politique et sociale en temps de Covid. Bien sûr, le virus génère des restrictions, tout comme le font les feux rouges ou les impôts. Il faut s’interroger sur les raisons des contraintes. Pourquoi ces lois et ces mesures ont dû être adoptées? Dans notre société, on a tendance à considérer la démocratie un peu comme un supermarché où chacun se sert de ce qui l’arrange. Or ce système politique est éminemment participatif, il implique le don de soi, le partage et la solidarité.

Vous dites que la liberté se construit. Dans ce processus, «il ne s’agit rien de moins que de progresser vers la joie et la paix avec les forces du jour, en plein chaos», écrivez-vous…

On peut facilement tomber dans l’illusion du libre arbitre et se croire les maîtres à bord. Or, selon Spinoza et Nietzsche notamment, beaucoup de paramètres nous déterminent, à l’instar de la colère, de nos opinions politiques, de notre vécu ou encore de nos traumatismes. En outre, le néolibéralisme nous fait croire que nous serions entièrement libres de fabriquer notre destin. Mais cela ne fonctionne pas ainsi. La bonne nouvelle, c’est que lorsque nous comprenons tout ce qui nous détermine, nous pouvons avancer vers une vraie liberté.

C’est pourquoi il faut partir du constat lucide que nous pouvons être des personnes sous influence. En en prenant conscience, nous pouvons dénouer ces influences pour nous affranchir. Ce défi implique paradoxalement de ne pas exiger trop de soi-même, de renoncer à la compétition et de ne pas tomber dans un volontarisme («quand on veut, on peut»). Encore plus en période de Covid, agir avec bienveillance envers soi-même et envers les autres est essentiel. Tenons-nous à l’écoute des saisons de la vie!

Comment gérer des sentiments tels que colère, impatience, agacement, épuisement?

Une bonne hygiène de vie me paraît essentielle. Mais le danger est de faire tout peser sur l’être qui va mal. Ainsi quand quelqu’un souffre de burn-out, pleuvent les injonctions. Nous sommes sommés d’apprendre à mieux nous gérer et à nous réguler. On oublie le système qui a généré ce stress, voire cet effondrement. On déresponsabilise le collectif pour mettre la responsabilité sur l’individu. Le film génial Moi, Daniel Blake de Ken Loach raconte l’histoire d’un homme employé dans une entreprise de livraison, qui craque à cause des conditions de travail. Immense défi: rejoindre la liberté intérieure, tout en tenant compte des circonstances externes qui peuvent être difficiles, comme c’est le cas actuellement avec le Covid.

Beaucoup pensaient que la pandémie touchait à sa fin. Or la situation se dégrade à nouveau, les restrictions deviennent plus sévères. Où trouver de l’espoir?

Je n’ai pas eu besoin du Covid pour savoir que la vie est fragile. Le seul remède: la solidarité. Cette pandémie qui peut faire peur est un marathon nécessitant un effort sur la durée. C’est une épreuve qui peut user.

Quant à l’espoir, il peut être cruel quand il nous déçoit, quand nous sommes dans la fuite hors du présent avec toutes les attentes qu’il génère. En revanche, faire preuve d’espoir actif et agir pour une société plus éveillée, plus libre et plus solidaire est fécond. Le Covid a certes révélé l’individualisme qui replie les êtres sur eux-mêmes, mais aussi beaucoup de générosité. Les humains sont interconnectés. Il suffit de penser qu’une personne contaminée à Wuhan a conduit à l’ébranlement de la planète entière!

Mon ami Matthieu Ricard, qui est moine bouddhiste, consacre sa vie à la karuna. Ce mot signifie compassion en sanskrit. Nous sommes appelés à remplacer le coronavirus par le karunavirus, le virus de la solidarité (rires).